Thème - Reconnaître et révéler les talents

 

Source : Table ronde de l’université d’automne des EDC, Paris, 4 octobre 2024

 

Regard croisé animé par Sophie Cozon (membre EDC) avec :

Bruno Roche, philosophe, enseignant en université, accompagnent les coopératives agricoles sur les problématiques de gouvernance, auteur de plusieurs livres dont L’art de coopérer, manager d'entreprises de demain. 

Arnaud Guirouvet : chef d’entreprise à Lyon, et membre EDC, il a toujours aimé l’entrepreneuriat : Moongy société d’ingénierie et de conseil créée en 2005 avec 2 associés (9 000 salariés, 730M€ de CA, 14 pays), il a également repris 3 sociétés industrielles en difficulté en 2019 et créé le Gloveboxes Group (160 salariés, 30M€ de CA, France, USA et Inde) qui est une société industrielle réalisant des boites à gants et isolateurs pour le monde de la recherche.

Table ronde - Reconnaître et révéler les talents

Retranscription des échanges :

Qu’est-ce qu’un talent ? Pourquoi serait-il important d'en prendre soin, de le discerner, de le révéler ?

Bruno Roche - Quatre remarques pour pointer le décor sur ce sujet des talents : une remarque théologique, une remarque philosophique, une remarque psychologique et je terminerai par une remarque sociologique et un passage de ballon en passe avant à mon camarade d’à côté.

Donc une remarque théologique d'abord, c'est que tout le monde connaît la parole des talents dans Saint-Matthieu, ce pauvre serviteur qui enterre son talent au lieu de le faire fructifier. Je voudrais dire 3 choses, la première c'est quel est ce trésor qu'il enterre ? Le trésor c'est, on me l'a redit tout à l'heure, le trésor de la parole du Dieu, c'est le trésor de la bonne nouvelle, donc nous sommes tous à chaque instant et à notre place les initiateurs de la bonne nouvelle et si on lit un peu précisément la parabole, on comprendra qu'il y a un risque à le faire et que si on ne le sent pas, si on ne le vit pas comme un risque, c'est probablement qu'on le fait avec beaucoup de timidité. Je suis philosophe et chrétien, philosophe chrétien, c'est encore plus rare aujourd'hui qu'entrepreneur chrétien. Donc ça c'est le premier point, nous sommes tous les initiateurs. 

Deuxièmement, le talent dont il est question, c'est le don qui nous a été fait, le don de cette parole que nous ne pouvons pas garder pour nous-mêmes. Donc c'est le don de la parole, c'est le don de la foi qu'il nous faut transmettre et par extension c'est l'ensemble des dons reçus dont nous devons faire profiter les autres. Il y a un très beau commentaire de Saint-Jean Chrysostome sur cette parabole des talents où il dit mais finalement, ce talent, c'est l'ensemble des dons que nous avons reçus et que nous devons à notre tour donner. 

La troisième petite remarque que je voudrais faire, c'est le fait que le serviteur enterre le talent. Il disait : “Seigneur, je sais que tu es un homme dur, tu moissonnes là où tu n'as pas semé, tu ramasses là où tu n'as pas répandu le grain. Alors j'ai eu peur”, j'ai eu peur parce que tu es un homme dur et voici le talent qui te revient. Il est à toi. Alors si on ne sait pas encore à ce stade de la table ronde ce qui révèle les talents, on sait ce qui les inhibe. Ce qui inhibe les talents, c'est la peur. Ce qui inhibe les talents, c'est l'intimidation. Toute forme de pouvoir créer de la peur. Toute forme de pouvoir créer de l'intimidation. Même si celui qui exerce n'en a pas nécessairement conscience. Donc, la parabole dit, voilà ce qui inhibe les talents, la peur.

La remarque philosophique, c'est que la définition des talents va varier dans l'histoire de l'Occident et cette définition va prendre une signification nouvelle avec la naissance et la propagation de l'humanisme à partir de la Renaissance. De telle sorte que le talent va, coloré par l'humanisme, devenir un élément distinctif de la personnalité. Les talents, ont a pas tous les mêmes, c'est ce qui va nous distinguer des autres, c'est des qualités ou des dispositions particulières en lesquelles nous allons reconnaître notre singularité. De telle sorte que dès lors, à partir de la Renaissance, le talent devient un art de bien-faire. D'ailleurs, c'est la définition qui est la nôtre aujourd'hui. Qu'est-ce que c'est qu'un talent ? C'est un art de bien-faire. Par où le talent se distingue à la fois de la compétence et du génie ? Je l'illustre puisque je n'ai pas le temps de démontrer à cause de Sophie. Si vous prenez une métaphore musicale, le professeur, c'est la compétence, le compositeur, c'est le génie, l'interprète, c’est le talent. Vous voyez que nous sommes les héritiers à la fois de la révolution chrétienne, de la définition donnée par la révélation du talent, et à la fois les héritiers de cet humanisme qui va concentrer son regard sur la subjectivité, sur la singularité de l'homme. D'où, il en suit une remarque psychologique, c'est que la reconnaissance de la singularité d'un sujet, d'un individu, passe par la reconnaissance de ses talents. Et on le sait très bien dans l'éducation. Et là, vous vous dites « mince alors, on le sait dans l'éducation, et pourtant, et pourtant, combien je suis avare dans la reconnaissance des talents de mes enfants ? Combien de professeurs sont-ils avares dans la reconnaissance du talent de leurs élèves ? » Et pourtant, la reconnaissance du talent propre, c’est la reconnaissance distinctive, c’est ce qui fait la singularité d'un être, ce qui fait qu'on l'appelle par son nom et pas par un autre nom. Ce qui est très important aussi, c'est la réciprocité de cette reconnaissance. C'est pas seulement le professeur qui reconnaît le talent de ses élèves, il doit lui-même accepter que les élèves reconnaissent son talent. Et il le dit dans une parole égale. Il y a beaucoup de vos employés qui sont venus vers vous un jour pour vous dire « Eh, boss, tu as du talent ? » C’est moi qui reconnaît les talents, pas toi. Reconnaître et révéler les talents, il n’y a pas de sujet. Le sujet, c'est vous, c'est marcher sur les eaux, c'est vous qui reconnaissez. Mais cette remarque psychologique est très importante, cette reconnaissance, il faut qu'elle soit réciproque. Il faut ouvrir la possibilité d'une parole réciproque de la reconnaissance des talents. Et c'est d'ailleurs à cette condition que le travail ouvre sur la coopération. 

Je termine par une remarque sociologique. Je crois que les organisations font face à une plus grande imprévisibilité, à une plus grande incertitude. Or, dans le talent, il y a l'idée d'une habileté, il y a l'idée d'un pouvoir d'adaptation, il y a l'idée d'une souplesse, il y a l'idée d'une aptitude aux gestes ajustés. Le geste juste, c'est le geste ajusté, la parole juste, c'est la parole ajustée.  Si vous dirigez avec talent, vous avez des paroles et des comportements ajustés. Mais ajustés à quoi ? À deux choses. Ajustées aux circonstances, Kairos, le moment opportun, ajusté aux circonstances, premier point, et deuxièmement, ajustés à l'esprit, dans lequel vous exercez votre responsabilité. Et donc, le talent, c'est dès lors l'art de l'ajustement. Dans un monde complexe, dans un monde marqué par l'incertitude, le talent devient la denrée la plus précieuse, puisque c'est l'art de l'ajustement. A la différence, donc, de la compétence objective, le talent sait jouer ses capacités d'adaptation. La question dans laquelle nous sommes, c'est qui pour juger de cette capacité d'ajustement, d'adaptation ? Qui est fondé, en quelque sorte, à mesurer le talent, à mesurer cette aptitude de collaborateur à avoir un comportement ajusté ? Eh bien, je n'en sais rien, donc je terminerai sur le Socratique. Je sais que je ne sais rien. Mais, polémiquement, je dirais que tout le monde peut en juger, sauf les RH.

 

Dans le concret de l’entreprise : comment reconnaitre les talents, et lors du recrutement ? 

Arnaud Guirouvet : ce n'est pas facile parce que reconnaître un talent, c'est prendre un risque, comme ça avait été dit. Et effectivement, quand on a un risque, on a peur de se tromper. Par exemple, quand on nomme un dirigeant dans une entreprise, dans une filiale, par exemple, si vous vous trompez, vous vous dites « je vais faire du mal à l'entreprise ». Mais en fait, vous faites pire que ça, c'est-à-dire que la personne ne pourra plus jamais reprendre la fonction qu'elle avait avant. Et donc, elle va généralement sortir de l'entreprise et donc souffrir de cela. Donc, je pense que faire un choix et discerner sur un talent, c'est une responsabilité qui nous dépasse vraiment et qu'il faut en faire avec attention.

Alors moi, j'ai une petite méthode. Je ne sais pas si c'est la bonne, mais c'est une méthode qui me va bien. Quand j'ai appris que Jacomex, c'est une société qui fait des boites à gants, comme vous l'avez dit Sophie, était en difficulté, les salariés avaient peur. Et quand j'ai visité pour la première fois l'entreprise, je tournais avec une des personnes qui m'avait accueillie, qui était quelqu'un d'assez solaire, souriant, très positif. Et quand je le voyais dire bonjour à chacune des personnes, vous savez, on voit des petits détails quand les personnes regardent vers le haut, vers le bas, ou alors sourient, etc. Et chez lui, je sentais qu'il y avait de l'amour pour cette personne. Alors l'amour, c'était un mot fort dans l'entreprise, mais il y avait une vraie intention, un vrai soin. Il s'est battu pour l'entreprise, pour la sauver. Et les salariés le reconnaissaient à travers ça. Et donc j'ai évidemment validé cela en discutant à ce moment avec lui. Et c'est quelqu'un qui est vraiment super, que j'ai nommé directeur général de la structure. Et ça a été un dirigeant exceptionnel. Et pourtant, il avait 35 ans, il n'avait jamais fait le métier avant. C'est une situation difficile. Je l'ai aidé, je suis passé à côté, mais ça a été une vraie belle découverte professionnelle. 

Et j’ai fait le choix en 2 jours. Déjà le choix de reprendre l'entreprise, c'est d'aller au dépôt de bilan. Et le choix de nommer dirigeant, très vite. Et c'est une très belle surprise, une très belle rencontre. Donc il faut aussi oser faire des choix qui sont parfois un peu surprenants. Je me souviens d'une personne qui m'avait dit «Arnaud, tu vois, il y a une guerre. C'est un de mes amis, il est jeune. Est-ce que tu crois qu'il peut gérer cette guerre ? » Non, je pense que si on part comme ça, seule une personne qui a déjà fait ce genre de choses pourrait le faire. Et je pense que ce n'est pas une bonne réaction. Je pense qu'il faut savoir prendre des risques quand on est vraiment convaincu qu'une personne peut faire les choses. Il faut oser y aller. Il faut se faire confiance.

Je pense que dans l'entreprise, il faut savoir discerner les gens qui sont les meilleurs recruteurs. Moi, je ne suis pas le meilleur recruteur de l'entreprise parce que j'essaie toujours de voir le positif de chaque personne. Et donc ce n'est pas toujours la meilleure solution d'un recrutement pour quelqu'un qui est très structuré, qui va analyser les choses. Et j'ai repris une entreprise, celle-ci était au dépôt de bilan en rotation financière dans le nord de la France. Et je devais recruter un directeur de production. Et c'est une fonction pas facile. Et donc j'ai un membre d'essai. Je ne l'ai pas vu aujourd'hui, mais un membre d'essai dirige une entreprise industrielle. Et il m'a parlé d'un recruteur qui était assez incroyable. Et c'est vrai qu'il a été assez hors norme dans sa manière de sélectionner les personnes. Déjà, il m'a donné un choix entre 4 personnes que j'ai rencontrées. Après ce choix, il m'a dit « Qu'est-ce que tu en penses ? ». Et puis il m'a dit « Je vais donner mon avis. Je vais lui faire faire des tests. Et je te donnerai comme ça un avis qui sera assez complet ». Et j'ai rarement vu des recruteurs qui généralement font plutôt un côté volume et puis retournent les choses en choisissant des personnes qui ont déjà fait ça avant.

Et lui a fait une manière qui était vraiment différente et j'ai choisi quelqu'un qui n'avait rien à voir avec le métier et qui est un super dirigeant aussi. 

 

Est-ce qu’il y a parfois des erreurs, des mauvaises expériences dans la reconnaissance des talents ?

Arnaud Guirouvet : Par rapport à mon entreprise précédente, il y avait une des filiales qui marchait très bien. C'était la meilleure filiale en termes de résultats. Le dirigeant était hyper talentueux. Enfin, je le voyais comme ça. Il avait des succès assez bluffants en termes de résultats, de comportement, toujours dynamique, il travaillait beaucoup. Et puis un jour, dix ans après, je croise une personne en pleur, je discute avec cette personne et elle me raconte un peu l'envers de la médaille. Et cette personne, en fait, était un vrai pervers narcissique. Je ne me suis pas fié qu'à une seule personne. Après, j'ai analysé un peu les choses. Mais je me suis aperçu dix ans après. Dix ans après, sans me rendre compte qu'il avait fait souffrir et partir beaucoup de monde, et je ne l'avais pas vu. 

La leçon que j’en ai tiré : me méfier des gens qui ont de très bons résultats et qui paraissent inarrêtables, je pense que parfois ça n’est pas toujours la réalité. La deuxième leçon que j'en ai tirée, c'est de toujours rencontrer des équipes, je dirais en dehors du dirigeant. C'est-à-dire de pouvoir être capable de prendre un café... Alors là, quand j'avais visité l'entreprise, il était toujours là, il me collait un peu. Il était hyper sympa. Donc il faut savoir aussi prendre un peu de recul par rapport à ça parfois. 

Il y a un temps pour discerner la personne, un temps pour apprendre à observer et être proche des équipes. Et finalement, il faut peut-être perdre du temps pour en gagner. Le but d'un dirigeant, c'est de ne rien avoir à faire pour avoir du temps quand il y a des problèmes, pour avoir du temps pour aider les personnes qui ont besoin de vous. Et donc un dirigeant doit être là pour ses équipes. Il ne doit pas être là pour faire et s'ajouter et s'occuper de manière surdimensionnée. J'ai un peu du mal à m'appliquer cela parfois. Ça serait l'idéal.

Que faire lorsqu’on a détecté les talents de nos collaborateurs, comment laisser un espace aux personnes dans l'entreprise pour qu'elles puissent les révéler ?

Arnaud Guirouvet : Je dirais, je pense, en leur laissant la capacité de ne pas avoir peur. Et donc, pour ne pas avoir peur, il faut leur laisser le droit à l'erreur et leur dire, si vous vous trompez... Soyez conscient que c'est un geste important. Quand vous appelez quelqu'un, si cette personne ne réussit pas, c'est une pression pas sur l'entité mais sur la personne elle-même. Donc je pense que ça, c'est la première chose à leur dire, l'importance du geste. Et la deuxième chose à leur dire, c'est que si vous vous trompez, ce n'est pas grave. Soyez... le droit à l'erreur, ce n'est pas la fin du monde et on ne jette pas ça ensemble. 

Bruno Roche : Par rapport à cette question de fidélisation, je pense qu'il y a deux choses que j'ai pu voir avec mes étudiants puisque j'étais en classe opératoire aux grandes écoles de management. La première chose que j'ai vu vraiment progresser, c'est la manière dont l'organisation qu'est l'entreprise est entrée en concurrence dans les 30 ou 40 dernières années avec une multitude d'autres organisations ou autres manières d'envisager sa vie. De telle sorte que la carrière au sein de l'entreprise, j'ai vraiment vu dans les dix dernières années, c'est absolument frappant, n'est plus du tout la seule voie ou la voie royale et elle est cette voie en concurrence avec une multitude d'autres voies. De telle sorte qu'il ne faut pas ignorer en quelque sorte cette concurrence saine entre les voies et ça m'a demandé à l'entreprise justement un surcroît de quoi ? En fait un surcroît de signification, un surcroît de sens, un surcroît de sens partagé. J'ai travaillé l'année dernière avec une très grosse boutique qui s'appelle Sopra Steria qui a aujourd'hui 28% de turnover par an. Leur niveau d'ingénierie est très élevé. Donc surcroît de sens et surcroît de signification. Alors la réponse que moi j'essaie de promouvoir dans les interventions et les relations avec les entrepreneurs c'est justement la coopération et faire de ce qui a été réalisé au sein de la coopération agricole, le modèle de l'entreprise de demain parce qu'il paraît complètement étrange. C'est le peu de diffusion de ce modèle de la coopération agricole qui est pourtant, me semble-t-il, qui ramasse en quelque sorte tous les critères à partir desquels on va pouvoir demain œuvrer ensemble. Parce que coopérer, coopérer, qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire œuvrer ensemble. Et donc ça veut dire qu'il y a une œuvre commune. Il y a une œuvre commune. Chacun ne prend pas la même part à cette œuvre commune. Chacun, comme le disait Sophie tout à l'heure, participe à l'œuvre commune avec ses talents spécifiques. Mais chacun sait que la mobilisation de son talent, il est nécessaire à la réalisation de l'œuvre commune parce que sinon elle n'est plus commune et elle n'est plus une œuvre. 

On est sortis de la forme la plus individualisée de l'individualisme. On est entrés dans la forme communautaire de l'individualisme. On est entrés dans un individualisme communautaire. Mais c'est plus du tout la communauté d'hier, la communauté du village, la communauté de destin, etc. C'est une communauté qui intègre en elle les caractéristiques d'une société de l'individu, c'est-à-dire qu'elle est choisie, c'est-à-dire que sa forme est éphémère, c'est-à-dire qu'elle s'exerce dans l'appartenance communautaire exactement la même volatilité que dans les autres domaines de la vie humaine. Et donc, ça veut dire que vous, vous avez une chance extraordinaire, c'est que vous constituez des communautés, et ces communautés, elles ne sont pas éphémères, elles ont une vraie durée. Mais les talents que vous allez mobiliser, eux, il en faudra toujours plus pour poursuivre le chemin avec vous.

Il faudrait finalement s'interroger sur les talents du dirigeant et non pas des collaborateurs ?

Bruno Roche : Vous savez, depuis Socrate, le philosophe a qu'une seule attitude, c'est de dire « et qu'est-ce qui en est pour toi ? » Il y a encore un siliade dit à Socrate « moi, je veux diriger la cité ». C'est pareil que « je veux diriger l'entreprise », c'est pareil que « je veux diriger la cité ». Que lui répond Socrate « connais-toi toi-même ». Donc il le ramène à lui-même. Et je pense que, effectivement, sur cette question des talents, on va passer une bonne matinée en réfléchissant aux talents des autres, mais si à aucun moment on interroge le talent du dirigeant aujourd'hui et du futur dirigeant, on n'aura pas fait autre chose que de passer un bon moment. Mais la vraie question pour vous, c'est quoi ? Moi, j'aimerais vous entendre là-dessus, j'aimerais vraiment vous entendre sur comment vous envisagez, quelle vision avez-vous du talent de l'entrepreneur de demain ? 

Arnaud Guirouvet : Je pense que c'est vrai que l'entreprise vit par les talents des dirigeants, des managers, et tous les talents de manière générale. Mais c'est vrai que celui qui doit le leur, c'est souvent le dirigeant. Et un talent, ce n'est pas forcément un talent de chef. Par exemple, mon talent, c'est de laisser de la place. Et c'est de permettre au dirigeant de prendre son espace. Mais est-ce que c'est un vrai talent ? Je ne sais pas. Bruno m'a dit « Et toi, quel est ton talent ? Et en y réfléchissant, je pense que c'est ça : laisser de l'espace pour que les dirigeants puissent s’exprimer. Les collaborateurs et les dirigeants. Je pense, en y réfléchissant, que c'est ce qui permet aux gens de se révéler, en fait. Et de prendre ainsi pleine possession de leur fonction.  Je vous donne un exemple. Dans la filiale que j'ai reprise dans le nord de la France, il y avait un dirigeant qui était là. On avait déposé le bilan. Et se dirigeant, tous les amis m'ont dit « Tu ne laisses pas un dirigeant qui a planté une boîte à la tête de l'entreprise ». Et moi, je lui avais répondu « Je ne le connais pas. Je ne peux pas virer quelqu'un sans le connaître. Donc j'aimerais d'abord le connaître ». Pendant deux ans, on a travaillé ensemble. Et en effet, il n'était pas à sa place. C'est quelqu'un d'incroyable, un cœur en or. Il n'était pas fait pour diriger une entreprise, il ne dormait plus la nuit, il en souffrait beaucoup. Mais le fait de l'avoir gardé deux ans, le fait qu'il a accepté de devenir directeur technique de l'entreprise, c'est un formidable technicien, c'est quelqu'un d'incroyable, et il a accepté. Tous les jours, je le remercie parce que la fonction, maintenant, est adaptée à ce qu'il vit, à ce dont il a besoin. Mais si je ne l'avais pas connu, j'aurais perdu quelqu'un qui est vraiment un atout pour l'entreprise. Certains d'entre vous le connaissent. Mais c'est vraiment quelqu'un qui est très chouette, mais qui, juste, souffrait de son fonctionnement, souffrait de son activité.

Que diriez-vous du principe de subsidiarité ?

Arnaud Guirouvet : La subsidiarité parait comme magique. Pour moi, c'est le point le plus puissant de l'avancée sociale chrétienne. C'est vraiment permettre à chacun de prendre sa pleine responsabilité, de lui donner les moyens de pouvoir la prendre. Et ce n'est ce n'est pas de la délégation. C'est vraiment permettre à la personne de se créer dans sa fonction.  Dans mon entreprise actuelle, il y a une personne qui s'occupe d'un robot de découpe laser (une grosse machine, ça vaut un petit peu d'argent, donc il faut faire attention à ne pas la casser), elle était opérateur de ce robot laser quand je suis arrivé. Et puis, le directeur de production, qui était quelqu'un haut en couleurs un peu autochtones, très rouges dans le côté décision, disait : voilà, on va faire une maintenance à telle date, on va changer les filtres à telle date, on va faire telle chose. Et je lui ai dit, mais laisse-le faire, laisse-le choisir, quand est-ce que c'est le bon moment, parce qu'il connaît sa machine, il est tout le temps dessus, et laisse-le décider par rapport à ça. Et je l'ai vu changer d'un simple presse-bouton où je vais réaliser une tâche à, je suis le responsable de cette machine et je prends des décisions. Et parfois, il prenait la maintenance avant, parfois il la prenait après. Résultat, moins de panne, une responsabilisation, une joie de faire son métier. Et puis aussi un autre résultat, c'est qu'en fait, la joie est contagieuse. Et si lui est heureux dans son métier, il le transmet aux autres. Et en fait, dans l'entreprise, il y a eu un vrai élan de joie grâce à ça. 

Pour l'autre entreprise, c'était dans un cadre où on donnait beaucoup d'autonomie à chaque des dirigeants. Ils avaient un cadre d'action et derrière, ils pouvaient développer leur environnement dans les secteurs qu'ils souhaitaient. C'était une flottille de petits zodiacs où ils étaient très autonomes, très dynamiques, et non un gros paquebot où vous avez du mal à faire tourner. Et pour un zodiac, il faut un pilote. Il faut que ce pilote ait le pouvoir de prendre les décisions au moment où il doit les prendre. Moi, j'appelle ça subsidiarité. Je pense que c'est une vraie capacité à responsabiliser les équipes, à leur donner une fierté de gérer les environnements et puis de l’autonomie, les féliciter quand ça fonctionne, leur donner la joie de ce qu'ils ont fait. Finalement, c'est positif pour l'entreprise de faire confiance à ses talents, de laisser de l'autonomie, de donner de la reconnaissance, parce que ça donne une adaptabilité à l'entreprise face peut-être aux turbulences qu'elle peut rencontrer. Avoir des talents divers donne cette agilité.

Et avoir divers talents dans une entreprise, cela apporterait de l’agilité ?

Arnaud Guirouvet : Avoir différents talents dans une L'agilité, c’est une capacité à réagir vit. Dans un monde qui bouge de plus en plus, il faut réagir vite. La meilleure manière, ça n’est pas d'avoir quelque chose de centralisé. Quand tout est centralisé, ça met du temps, alors que si vous mettez beaucoup de responsabilisation auprès de la décision, derrière, vous avez quelque chose qui va vite, qui est agile et qui donne de la joie.  Finalement, comme dans un système biologique : plus le système est complexe, plus il a de manières de réagir et de faire face aux difficultés... 

Bruno Roche : C'est vrai que subsidiarité et coopération sont deux idées fortes. Si on impliquait, ne serait-ce que 5%, tout irait bien mieux. Mes 3 enfants travaillant dans des grands groupes, c'est catastrophique. Tout est processé. On a inventé les flats organisation, c'est catastrophique. Pourquoi ? Parce que la subsidiarité à la sagesse de reconnaître qu'il y a une hiérarchie. Dans la flat organisation, il n'y a plus de hiérarchie. Soit tu es dans l'organisation, soit tu en es le patron. Il manque l’ambition. Après, les jeunes s s'en vont faire du surf à Hossegor. Mais parce qu'il y a plus d'intensité à faire du surf à Hossegor que de rester dans une organisation de flats pendant 50 ans. parfois très inquiétant de voir à quel point on est loin du principe que nous évoquons ce matin. Et donc, il y a un blues, il y a une mélancolie. E

Arnaud Guirouvet : Est-ce que les RH sont très utiles pour révéler le potentiel ? Alors, moi, je pense que oui, si on parvient à passer à travers les fourches d’un process où l’on souhaite que les personnes aient déjà fait la mission attendue, et que l’objectif sera de refaire la même mission. Mais la motivation va être relativement limitée, parce qu’elles vont devoir faire la même chose dans un autre environnement. Si on va chercher un jeune qui a cette capacité de diriger l'entreprise, qui ne l'a jamais fait, quel élan il va avoir, quelle joie. Donc il faut aussi prendre des risques, et aller chercher en direct des personnes qui n'ont jamais fait ça. Mais cela dépend aussi des métiers. Dans l'entreprise on avait des chaudronniers, on fait de la découpe de métal, d'inox, on soude de l'inox, et on avait une personne qui récupérait les colis. Et il me dit, je rêve de faire ça. Donc j'en parle aux gens d'entreprise, et ils l'ont testé. Alors, il a besoin de temps, il a besoin de se former, il a besoin de tout ça, mais c'est parti. Ça y est, il va se former, il va apprendre les choses. Et je pense qu'il faut savoir aussi, même si la compétence est nécessaire, sortir du bois de temps en temps, et puis prendre des risques. J’ai fait un jour un test au niveau du comité de direction : le disque (ce ne sont pas des cases, ce sont des orientations, des tendances, cela permet de voir qui peut travailler avec qui.). On s’est rendu compte qu’on s’était assurés d’être tous un peu pareil. Or ça n’est en fait jamais à faire. Désormais, on s’est donnés pour mission de compléter ce disque justement, pour avoir un peu de tout au niveau du comité de direction, pour grandir, et faire grandir l'entreprise, et avoir des personnes qui vont réagir différemment, qui savent s'écouter, mais qui vont réagir différemment.

Est-ce que finalement le talent du dirigeant, ce n'est pas d'élever, de donner envie, avec un projet qui embarque tout le monde – notamment les jeunes ?

Bruno Roche : Je pense que vous l'avez tous expérimenté, l'attention des jeunes salariés à l'égard du projet d'entreprise est beaucoup plus grande, qu'elle ne l'était il y a 30 ou 40 ans, où on entrait dans une structure sécurisante, sécurisée. Pourquoi ? Parce qu'on demandait avant tout de la sécurité, alors que maintenant on cherche l'intensité. On est passé du paradigme de la sécurité-fidélité au paradigme de l'intensité. Par rapport à cela, moi je dirais qu’au-delà du projet, c'est la raison d'être. Et bien, au-delà de la raison d'être, c'est la mission. Quelle est la mission de l'entreprise ? Et là, je pense que pour le coup, nous sommes dans l'œuvre commune, parce que mission et travail, c'est l'œuvre. Et je crois que ça correspond effectivement à une attente de sens des jeunes diplômés aujourd’hui.

Tout homme qui s'élève, élève le monde. Donc si, effectivement, ensemble, nous nous élevons, dans la subsidiarité, on élève les autres.