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L'argent est une question spirituelle

23 janvier 2020 Repères chrétiens
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Jésus nous l’affirme : « Nul serviteur ne peut servir deux maîtres. Car, ou il haïra l’un et aimera l’autre; ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon ».1

Monseigneur Pierre Debergé commente cette parole du Christ : « La logique de Dieu est de dépossession, de confiance et de fraternité. La logique de l’argent est d’appropriation et d’insatisfaction. Il y a deux manières de penser son rapport à l’argent. La première est d’accumuler pour soi. L’autre, est de s’enrichir auprès de Dieu, c’est-à-dire de prendre l’argent pour ce qu’il est : un instrument au service de son épanouissement. Un épanouissement qui ne fait pas l’impasse sur le souci des autres ».2

Mais, ce n’est pas toujours ainsi que cela se passe. En effet, L’argent de moyen de paiement et peu à peu devenu le moyen par excellence puis le moyen « absolu » avant de devenir la fin et même parfois la fin absolue.

Une telle inversion a plusieurs conséquences :

La valeur des biens est réduite à ce qu’ils valent économiquement.

L’argent devient l’arbitre de nos choix et nous évite une réflexion sur le sens de nos actions. Dans une société relativiste, il est un outil clé car il ne porte aucun jugement sur ce qu’il est possible d’acquérir. De ce fait, le marché s’étend progressivement à tous les biens. Certains biens3 dont on pouvait penser qu’ils lui échapperaient comme le corps, le vivant et la culture sont devenus ou sont sur le point de devenir des marchandises.

Le sens et la valeur des choses sont brouillés.

L’attachement à l’argent fait oublier la valeur des réalités non monétisables. Pourtant, comme l’écrivait un poète : « chacun peut s’acheter de la nourriture, mais pas l’appétit ; des médicaments, mais pas la santé ; des lits moelleux, mais pas le sommeil ; des connaissances, mais pas l’intelligence ; un statut social, mais pas la bonté ; des choses qui brillent, mais pas le bien-être ; des amusements, mais pas la joie ; des camarades, mais pas l’amitié ; des serviteurs, mais pas la loyauté ; des cheveux gris mais pas l’honneur ; des jours tranquilles mais pas la paix. L’écorce de toute chose peut s’obtenir avec de l’argent. Mais le cœur lui n’est pas à vendre » .4

La valeur des personnes est identifiée à leur fortune.

Marx ironise : « L’argent est le bien suprême, donc son possesseur est bon. (…) Je n’ai pas d’esprit, mais l’argent étant l’esprit réel de toute chose, comment son possesseur manquerait-il d’esprit ? Il peut en outre s’acheter les gens d’esprit, et celui qui est le maître des gens d’esprit n’est-il pas plus spirituel que l’homme d’esprit ? Moi qui puis avoir, grâce à l’argent, tout ce que désire un cœur humain, ne suis-je pas en possession de toutes les facultés humaines ? Mon argent ne transforme-t-il pas toutes mes impuissances en leur contraire ? ».5 De tels sentiments peuvent envahir notre cœur mais surtout ils peuvent brouiller nos jugements : cet homme est riche donc il est bon.

L’argent parce qu’il a ce pouvoir d’attraction peut aussi diviser,

en témoignent nombre de nos querelles humaines qui ont l’argent pour fondement, ou pour symptôme. Sacha Guitry remarquait « une famille heureuse, est une famille qui n’a pas connu d’héritage ».

L’argent peut donc devenir une idole, une finalité en elle-même. Karl Marx notait ironiquement « mon prochain, c’est l’argent… ».6 Ce veau d’or nous coupe du monde, de ceux qui sont différents de nous et en particulier des pauvres.

La fascination de l’argent est un risque qui menace individuellement chacun de nous. Certains s’accrochent à un gros salaire alors qu’ils sont malheureux dans leur travail. Ils se sentent coincés parce qu’ils leur semblent n’exister que par leur compte en banque et le statut social que leur donne leur niveau de vie.7

Le besoin d’argent, peut devenir amour de l’argent.

Et, celui qui aime l’argent, n’est jamais rassasié. « la passion de l’argent habite l’homme (…) quelque que soit la quantité d’argent acquise, l’homme n’est jamais rassasié, il languit toujours (…) Dans cette recherche hallucinée haletante, ce n’est pas seulement la jouissance que l’homme cherche, mais l’éternité obscurément. Or à cette faim et à cet amour, l’argent n’apporte aucun apaisement et aucune réponse. L’homme se trompe de chemin. Il a pris de mauvais chemin ».8

L’argent considéré pour lui-même, et accumulé au-delà de tout besoin imaginable conduit également aux situations d’hyper-richesse que l’on connaît dans la plupart des pays développés comme sous-développés. Ces inégalités deviennent incompréhensibles pour le commun des hommes et risquent fort de ruiner la cohésion sociale indispensable à la vie commune.9

Ce risque menace également l’entreprise pour qui l’accumulation de richesses peut devenir un objectif « sacré » qui s’autosuffit.

Jacques Ellul montre que l’argent d’outil devient ce qu’il appelle une puissance c’est-à-dire quelque chose qui obéit à ses propres lois et agit de façon autonome. La puissance de l’argent structure le monde et impose ses propres fonctionnements indépendamment de l’économie réelle et sans que personne ne les maitrise.10

L’analyse de la crise de 2008 est éclairante à ce sujet : on n’y retrouve l’hubris, la perte complète de repères d’un nombre restreint de décideurs dont les intérêts personnels sont devenus totalement décorrélés de la bonne santé du système économique global et du bien commun. Certains processus financiers se sont emballés sans qu’on puisse les maitriser.

Notons que notre vraie richesse n’est pas dans ce que nous possédons mais dans l’usage que nous en faisons.

L’argent peut devenir serviteur et un bon serviteur quand il nous permet de nous mettre au service de nos frères.
La question n’est donc pas seulement de savoir ce que nous faisons de l’argent. Elle est aussi de nous demander quel effet l’argent a sur nous. Dans la parabole du riche et de Lazare Jésus ne dit pas que le riche est un mauvais riche. Jésus ne nie pas les désirs de sécurité qui habitent les hommes, mais il les réoriente vers celui qui peut les apaiser et les combler. « La pointe des récits évangéliques est de dire que la grande question de l’argent se situe au niveau de la foi et non pas de l’éthique ».11

Il s’agit donc bien d’une question spirituelle.

 
  1.  Lc 16, 13 
  2.  Mgr Pierre Debergé « arrêtons de diaboliser la richesse » dans la Croix du 13/11/99 
  3.  Cf. Georg Simmel sociologue allemand. Dans son livre « la philosophie de l’argent » publié en 1900 il  espérait que la culture, le corps et la dignité de la personne ne serait jamais objet de marchandise et donc soumis au pouvoir de l’argent. On voit le chemin parcouru avec notamment le développement de la « bioéthique » et des lois qui en découlent 
  4.  « De l’argent », poème du poète Norvégien de Arne Gaborg (1851 – 1924 
  5.  Karl Marx, manuscrits de 1844 
  6.  Karl Marx, manuscrits de 1844 
  7.  « Ce que je peux m’approprier grâce à l’argent, ce que je peux payer, autrement dit ce que l’argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l’argent. Les qualités de l’argent sont mes qualités et mes forces essentielles en tant que possesseur de l’argent. Ce que je suis et ce que je puis, ce n’est nullement mon individualité qui en décide. Je suis laid, mais je puis m’acheter la femme la plus belle. Je ne suis pas laid, car l’effet de la laideur, sa force repoussante est annulée par l’argent. Personnellement je suis paralytique, mais l’argent me procure vingt-quatre pattes; je ne suis donc pas paralytique. Je suis méchant, malhonnête, dépourvu de scrupules, sans esprit, mais l’argent est vénéré, aussi le suis-je de même, moi, son possesseur. L’argent est le bien suprême, donc son possesseur est bon. (…) Je n’ai pas d’esprit, mais l’argent étant l’esprit réel de toute chose, comment son possesseur manquerait-il d’esprit ? Il peut en outre s’acheter les gens d’esprit, et celui qui est le maître des gens d’esprit n’est-il pas plus spirituel que l’homme d’esprit ? Moi qui puis avoir, grâce à l’argent, tout ce que désire un cœur humain, ne suis-je pas en possession de toutes les facultés humaines ? Mon argent ne transforme-t-il pas toutes mes impuissances en leur contraire ? » Karl Marx, manuscrits de 1884. 
  8.  Jacques Ellul, « l’homme et l’argent », 1953. Remarquons que cette attirance pour l’argent peut naitre pour de bonnes raisons. Eloigner la misère, offrir une belle vie à sa famille, avoir les moyens d’aider les autres…  ce qui au départ était généreux peut se transformer en addiction. Mais, « nul ne peut servir deux maitres… ». Maintenir l’argent à sa place est une ascèse permanente. 
  9.  On peut également évoquer l’utilisation pervertie de l’argent pour la corruption, qui individuellement pervertit les âmes et collectivement ruine la confiance indispensable à la construction de la société. 
  10.  Ce n’est pas parce que l’argent est devenue une puissance au sens d’Ellul, c’est à dire qui se développe avec des logiques propres, que nous devons nous défausser de nos responsabilités. Nous pouvons agir. François nous rappelle que « la politique ne doit pas se soumettre à l’économie et celle-ci ne doit pas se soumettre aux diktats ni au paradigme d’efficacité de la technocratie. Aujourd’hui, en pensant au bien commun, nous avons impérieusement besoin que la politique et l’économie, en dialogue, se mettent résolument au service de la vie, spécialement de la vie humaine ». Laudato si §189. 
  11.  Mgr Pierre Debergé « arrêtons de diaboliser la richesse » dans la Croix du 13/11/99 



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